lundi 3 janvier 2011

Ludmila Oulitskaïa - Sonietchka


AVANT-PROPOS


Tout le monde aime se sentir jeune. Si à mon âge, c’est une chose dont je ne puis guère me flatter, je me sens néanmoins dans la peau d’un jeune écrivain. Mon premier livre est paru en 1993, c’était un recueil de nouvelles, Les Pauvres parents, et la première édition de cette oeuvre d’un auteur russe débutant a été l’édition française. Dans cette histoire, tout était trop beau pour être vrai : l’écrivain débutant avait cinquante ans, le livre n’était pas encore sorti en russe, et les éditions Gallimard, pour la première fois de leur histoire, éditait une inconnue qui n’avait jamais rien publié dans son pays, sinon quelques textes dans des revues. Je me souviens parfaitement être allée trouver ma voisine et amie Irina Ehrenbourg pour lui montrer le contrat que j’avais reçu de France, afin de m’assurer que le nom qui y figurait était bien le mien.
Ce n’était là que le début d’un conte de fées. Voici comment les choses se sont déroulées ensuite : après avoir publié mon premier livre, Gallimard en a édité un deuxième, mon roman Sonietchka. Et mon héroïne, une bibliothécaire au physique quelconque et à l’âme d’une extrême pureté, une amoureuse de la littérature et une fanatique de la lecture, a conquis le cœur des Français et m’a valu le prix Médicis. C’était en 1996.
En Russie, personne n’avait entendu parler de moi, et mes premiers livres ne se sont pas vendus, au grand dépit de mon éditeur. Personnellement, je n’avais pas compté sur un succès : il me semblait alors (et au fond de moi, c’est une idée dont je ne me suis pas encore tout à fait débarrassée) que j’écrivais uniquement pour mes amis, au pire, pour les amis de mes amis, et ils ne sont pas si nombreux que cela.
Les lecteurs français m’ont apporté un démenti : ils ont aimé mon roman Sonietchka et son héroïne. Les tirages se sont succédés, et j’étais tout simplement sidérée : pourquoi ? Comment se faisait-il que les Français aient besoin de respirer cette bouffée d’air russe que j’avais réchauffée de mon haleine ?
Si l’on part de l’idée que chaque exemplaire vendu est lu par au moins une personne, cela veut dire que deux millions de gens ont lu un de mes ouvrages. J’ai du mal à le croire. Mais tel est le chiffre global du tirage de mes livres.
J’ai eu encore une autre chance : Sophie Benech, ma traductrice française. Fine connaisseuse de la littérature russe, douée de qualités de cœur autant que de qualités intellectuelles, elle est très vite devenue une amie proche et une collaboratrice au plein sens du terme.
Je ne connais suffisamment aucune langue, à part le russe, pour apprécier la qualité d’un texte. Mais je possède une petite clé secrète qui m’aide à juger de la qualité de mes traductions dans des langues étrangères. Ce sont les questions que me posent mes traducteurs. Mes trois traductrices préférées (mes livres sont traduits en plus de trente langues, si bien que mes traducteurs sont assez nombreux !), la Française Sophie, l’Allemande Hanna et la Japonaise Kioko, me posent beaucoup de questions au fil de leurs traductions. Des questions qui m’incitent parfois à corriger mon texte russe.
Si l’on estime que c’est la publication de son premier livre qui constitue la naissance d’un écrivain, alors je dois considérer que mon lieu de naissance est la France. Ce pays m’a vraiment choyée, et les deux décorations qu’il m’a décernées me procurent une grande joie. Bien que je ne sois pas particulièrement vaniteuse, j’ai plaisir à imaginer mes petits-enfants sortant d’un écrin les superbes décorations de leur défunte grand-mère…
Cela me réjouit aussi pour une autre raison : c’est comme le prolongement d’un très beau fil qui relie mes ancêtres à mes descendants. Autrefois, quand j’étais petite, j’ai moi-même joué avec la croix de Saint-Georges de mon arrière-arrière-grand-père. De façon générale, le fil qui relie les générations me semble extrêmement important dans la vie d’un être humain, et j’aimerais parler à mes lecteurs français de ma famille, de ceux qui ont fait naître en moi l’amour de la lecture.

La plus ancienne photo de famille que je possède a été prise au milieu du XIXe siècle. Elle représente un vieux Juif avec une calotte. C’est Isaac Guinzburg. Personne ne se souvient qui était son père, cela s’est perdu dans les brumes du passé. Mais voici ce que l’on sait à propos d’Isaac : destiné dès l’enfance au métier de soldat, il a servi vingt-cinq ans dans l’armée russe et il est parvenu au grade de sergent. Pendant la guerre contre la Turquie, il a participé à la prise de Plevna par l’armée de Skobelev et a reçu la croix de Saint-Georges. Cette croix était rangée dans la boîte à ouvrage de ma grand-mère, parmi les fils et les aiguilles. On sait aussi qu’après avoir servi pendant toutes ces années, il avait reçu un privilège : le droit de vivre en dehors de la zone de résidence des Juifs. Mais il habitait à Smolensk. Il s’est marié. Et il a eu, non douze enfants, comme il se doit pour un véritable patriarche, mais dix-sept. Il est vrai que l’on ne sait pas exactement combien d’enfants a eu le patriarche Jacob, puisque l’on ne comptait pas les filles, et l’histoire ne mentionne que Dina…
Mais Isaac Guinsburg a perdu la plupart des siens en bas âge. L’un de ceux qui ont survécu fut mon arrière-grand-père Haïm, officiellement Efim Isaakovitch. Né en 1861. Quand il est mort, j’avais sept ans, et lui plus de quatre-vingt dix. Dans mes souvenirs, je le revois toujours un livre entre les mains. Un seul et unique livre, la Bible. L’odeur des reliures en cuir et du vieux papier est pour moi l’une des plus bouleversantes qui soit. Les histoires que me racontait mon arrière-grand-père étaient tirées de ce livre. Bien des années plus tard, quand j’ai commencé à lire la Bible, j’ai eu le vague sentiment que tout cela m’était familier. 
Mon arrière-grand-père a eu une très belle mort : dans une grande chambre qui devait par la suite être divisée en plusieurs petites pièces pour une famille de plus en plus nombreuse, il était allongé sans connaissance sur un large lit en acajou, entouré de ses deux fils, de sa belle-fille, de ses petits-enfants et de la domestique. Ma mère (sa petite-fille) est allée me chercher dehors pour que je lui fasse mes adieux. On m’a amenée dans la pièce, vêtue ma pelisse en peau de chat toute neuve, et mon arrière-grand-père a ouvert les yeux.
« Lucia est là ! » a déclaré ma grand-mère. 
Son regard fluctuant m’a trouvée.
« Ma petite Lucia… Quelle grande fille ! a-t-il dit. Tout ira bien. »
Et il est mort. J’avais reçu sa bénédiction, c’est ainsi qu’il faut l’entendre. Et c’est bien compréhensible : il n’y avait pas encore de garçon dans ma génération.  Mes cousins ne sont nés qu’après sa mort.
Mon arrière-grand-père était horloger. Apparemment, ce n’était pas un grand maître dans son domaine. Il préférait lire la Torah plutôt que gagner de l’argent. Et je me souviens de lui avec ce gros livre sur les genoux. Il était assis dans un fauteuil, avec son cancer de l’estomac et la Torah… Il ne se pressait plus, il ne s’agitait plus, sinon pour se rendre tranquillement chez le cordonnier porter les souliers de ma grand-mère à ressemeler. (Ah, ce que l’on pouvait réparer et rafistoler, dans ce temps-là ! Ma mère possédait des chaussures élégantes qu’on lui avait fait faire à la fin de ses études secondaires. Eh bien, quand j’ai terminé le lycée, elle les enveloppait encore dans du papier journal pour les emporter au théâtre...)
Alors voilà. Mon arrière-grand-père, que la terre lui soit légère, comme disaient nos ancêtres, avait rédigé son testament. Au dos d’un document comptable. D’un côté, les débits et les crédits, et de l’autre, des remerciements à ses enfants pour lui avoir procuré une vieillesse aussi heureuse. Et des excuses pour ne rien leur avoir laissé. Ensuite, je cite : « C’est même pire. Les cinq cents roubles que j’ai sur mon livret d’épargne, vous les enverrez à Leningrad, car là-bas, Ida et sa petite fille Génia sont dans la misère. »
Personne n’avait jamais vu cette Ida ni sa fille Génia. C’était la fille ou la petite-fille d’une défunte nièce de mon arrière-grand-père. Et depuis la fin de la guerre, il lui envoyait sa pension. Chez nous, il était nourri et blanchi, il n’avait pas besoin d’argent… Ce n’est que le début de l’histoire. Nous avons transmis l’argent, évidemment. Et ensuite, ma grand-mère, en mémoire de son beau-père, a envoyé des mandats à cette famille jusqu’à ce que la petite Génia ait terminé ses études. Pendant des années, tous les mois, elle allait à la poste et elle faisait la queue pour envoyer cent cinquante roubles. Je n’arrive pas à imaginer comment cela pouvait être possible dans ces années-là. C’était une somme équivalant à la minuscule retraite qu’avait touchée  mon arrière-grand-père…
Notre famille était une famille bien – presque des intellectuels : mon grand-père aurait dû être diplômé de la faculté de jurisprudence de l’université de Moscou, mais il avait commis une erreur, il n’avait pas redoublé sa dernière année sous le pouvoir soviétique, car il estimait que « ce malentendu » (le régime soviétique) ne pouvait pas durer longtemps. Il s’est lourdement trompé, le malentendu a duré toute son existence. Ma grand-mère aussi avait failli avoir un diplôme, elle avait suivi les Cours Supérieurs pour jeunes filles et avait l’intention de devenir professeur… Elle aussi, la vie lui a mis des bâtons dans les roues, pas la révolution, mais la naissance de ma mère, en 1918. Ma grand-mère était quelqu’un de très doué, elle avait terminé ses études secondaires avec le prix d’excellence, elle avait appris l’allemand et le français, et ne les avait pas complètement oubliés .
L’ordre régnait à la maison. L’enseignement des arts ménagers était excellent, au lycée : la couture, la broderie, confectionner des vêtements, faire la cuisine, blanchir le linge et le passer au bleu… Ma grand-mère faisait tout cela à la perfection. Et jamais de toile cirée : une nappe blanche, des couverts en argent, la soupe servie dans une soupière … Les enfants, allez vous laver les mains… Voulez-vous me passer le sel, s’il vous plaît… Merci… C’était délicieux… Au revoir…
C’était moi qui disais au revoir, car je vivais avec mes parents dans un immeuble voisin. Nous habitions un appartement communautaire, et la nappe blanche, de même que la baignoire sur ses pattes en fonte et le lavabo couvert de chrysanthèmes fendillées, mais éternellement en fleur, je les voyais chez ma grand-mère, dans son appartement autrefois convenable. Chez nous, tout était nettement plus primitif.
Ma famille était une famille très unie, où l’on s’entendait bien : les plus vieux respectaient les plus jeunes, et les jeunes respectaient leurs aînés. Je ne me souviens pas avoir assisté à des disputes entre les adultes. Ma grand-mère n’a jamais élevé la voix de sa vie. Elle savait se faire respecter autrement, elle avait un sens inné de sa dignité. La correction et l’honnêteté étaient sa religion.
Mon grand-père était de la race des hommes d’affaires, mais il ne pouvait donner libre cours à ses talents. Il disait, non sans esprit : « Cela me plaît quand je vois plusieurs issues à une situation, seulement ce pouvoir n’en laisse pas une seule. » Il n’aimait pas le pouvoir soviétique, et ce dernier ne l’aimait pas non plus. Il savait néanmoins gagner de l’argent, mais il le traitait avec désinvolture, il était généreux, il aidait volontiers son entourage, et même avec plaisir. Son frère et lui avaient la tête bien faite – un cerveau mathématique et une brillante mémoire. Lorsque les deux vieillards jouaient aux cartes, l’un rappelait à l’autre le jeu qu’il avait eu l’année précédente et même deux ans plus tôt. Quand l’aîné s’est retrouvé en prison, le cadet a entretenu les deux familles, et quand le cadet est parti pour le front, l’aîné s’est occupé de la famille de son frère. Leurs femmes s’aimaient comme des sœurs. Elles étaient d’ailleurs parentes, non pas sœurs, mais tante et nièce. Elles avaient épousé deux frères. Il est vrai que la nièce avait deux ans de moins que sa tante. Elle s’appelait Sonia. Sonietchka.
C’est à cette Sonia que mon héroïne doit son physique, son humilité, sa candeur, la médiocre opinion qu’elle a d’elle-même, et cet amour pour ses proches qui va jusqu’à l’abnégation. Elle n’avait pas de passion pour la lecture, je le reconnais. Cette passion, c’était moi qui l’avais : Cervantes et O’Henry, Maupassant et Ibsen, je lisais tout d’affilée, il suffisait que je puisse atteindre l’étagère. Dès l’âge de cinq ans, j’ai avalé des livres qui n’étaient pas du tout pour les enfants. On ne surveillait pas mes lectures : c’étaient les dures années de l’après-guerre, mes parents étaient des scientifiques, ils écrivaient leur thèse. J’étais une enfant commode, je les laissais tranquilles. Je me plongeais si profondément dans la lecture qu’il m’arrivait, en sortant de mon livre, de regarder autour de moi en me demandant : « Mais où suis-je ? ».
Ce univers familial chaleureux était solidement protégé du monde extérieur. La vie privée est plus importante que la vie sociale – on ne le disait pas à voix haute, mais c’était un principe. Ma grand-mère, une femme d’une honnêteté organique, l’humble Sonietchka, mon grand-père pince-sans-rire à la pensée pragmatique, son frère, un homme doux et indulgent, chacun défendait à sa manière le droit de vivre selon des règles qui lui étaient propres, et non celles fixées par l’État. Chacun trouvait sa façon bien à lui de se protéger contre le mode de vie hostile de cet État : les femmes s’occupaient des enfants et de la maison, mes parents étaient absorbés par leurs travaux scientifiques, mon grand-père gagnait de l’argent, il entretenait la famille et ne se souciait guère de l’édification du communisme. Mon arrière-grand-père lisait le Livre des Livres et moi, je dévorais sans distinction tout ce qui me tombait sous la main.
En grandissant, j’ai compris qu’il existe toute une armée de gens qui s’évadent de la réalité justement dans la lecture. C’était sur eux que reposait le mythe selon lequel la Russie était le pays du monde où on lisait le plus, je le comprends maintenant. Et il y avait une littérature capable de se substituer à cette vie imprégnée de fausseté, de cruauté et d’une idéologie sordide : c’était la grande littérature russe. Elle proposait des idéaux sublimes – le génie d’un Pouchkine épris de liberté, les grands champions de la vérité que sont Tolstoï et Dostoïevski, chacun dans son genre, mais tous les deux infiniment sensibles à la souffrance, le brillant Gogol (un surréaliste russe), Tchékhov, l’intellectuel ironique, et toute une pléiade d’écrivains de « second rang » qui auraient pu occuper le premier s’il n’y avait eu les autres, les grands…
Dans les années soixante, une nouvelle vague de lecture a déferlé sur ma génération : c’étaient les débuts du samizdat. Il y a quelques années, j’ai vu à Berlin une exposition consacrée au samizdat. Le choix des livres interdits montrait bien la dureté d’un régime qui avait dans son code pénal un article prévoyant une peine de cinq à sept ans pour « détention et diffusion de littérature interdite ».  Sur la liste des livres à l’index figuraient des ouvrages de philosophie et d’histoire, des œuvres d’auteurs « ayant manqué de loyauté envers le pouvoir soviétique » (lisez : tués ou exilés par ce pouvoir), sans parler de ce genre particulier qu’était « la littérature anti-soviétique », dans laquelle on trouvait des ouvrages non publiés de contemporains, depuis Joseph Brodsky jusqu’à Soljénitsyne, ainsi qu’une immense strate de la littérature russe, celle de l’émigration – des auteurs comme Nabokov, Boris Zaïtsev, Khodassevitch, Boris Poplavski et bien d’autres.
Mais les plus dangereux étaient les livres délibérément dirigés contre régime soviétique, comme ceux de Milovan Djilas, d’Avtorkhanov ou de Mikhaïlov. Pendant longtemps, j’ai gardé chez moi des photocopies des satires politiques d’Orwell, La ferme des animaux et 1984, cachés dans le pied d’une vieille table, avec des poèmes de Brodsky tapés à la machine. Et le roman Exodus, de Léon Uris, que j’avais confié à quelqu’un pour qu’il le recopie, a changé le cours de ma vie : lorsqu’on a découvert que la machine à écrire utilisée ainsi que l’exemplaire du livre m’appartenaient, j’ai été licenciée de mon institut scientifique. C’est ainsi qu’a pris fin sans gloire ma carrière de biologiste.
Je crois qu’aucun pays n’a connu ce phénomène étonnant qu’était « la lecture de nuit », quand on nous donnait un livre à lire en une nuit et que toute la famille veillait jusqu’à l’aube pour le rendre au matin, se passant de main en main des feuilles volantes fines comme du papier à cigarette et à peine lisibles, ou bien de mauvaises photocopies. 
Ensuite, pendant neuf ans, je n’ai pas travaillé. J’ai lu. Je n’ai pas fait que cela. Durant ces années de lecture intensive sont nés mes deux fils, qui m’ont donné ma première impulsion créatrice. C’est au début des années quatre-vingt que j’ai écrit les contes pour enfants qui ont été publiés vingt ans plus tard, alors que j’étais déjà devenue auteur de livres pour adultes. 

Je ne puis refermer le thème de la lecture dans ma vie sans parler de ma grand-mère paternelle, Maroussia Halpérine. Elle aussi était une Sonietchka. Dans sa petite collection personnelle, il y avait des livres que l’on ne trouvait pas en bibliothèque : plusieurs ouvrages de Freud, Kotik Letaïev de Biély, des poèmes de Mandelstam, d’Akhmatova, de Tsvétaïeva, les magnifiques textes des philosophes Léon Chestov et Mikhaïl Guerchenson, Images d’Italie de Mouratov. Telle fut l’empreinte culturelle que j’ai reçue dans mon adolescence.
Le père de ma grand-mère Maroussia, mon arrière-grand-père, était horloger, lui aussi. J’ai au mur, chez moi, deux photographies extrêmement rares. L’une représente son atelier. À Kiev, en 1906, après un pogrom. Des meubles cassés, des tables renversées, des livres déchirés. Ces livres appartenaient à Mikhaïl Halpérine, le frère de ma grand-mère Maroussia. Il était alors étudiant en philologie à l’université de Kiev. Lorsque l’écrivain Korolenko a appris que les livres d’un étudiant juif avaient été détruits pendant un pogrom, il lui a offert deux cents ouvrages de sa bibliothèque personnelle. Ce sont ces livres qui ont constitué le fondement de la bibliothèque de Mikhaïl. Dans mon enfance, je n’en voyais que les reliures en cuir et les dorures, car ces livres ne sortaient pas de la maison. Cette collection, pour autant que je sache, est aujourd’hui conservée par l’État. Sur la deuxième photographie, datée de 1903 et tirée d’après l’une des plaques de verre conservées dans la famille, mon arrière-grand-père est assis dans un fauteuil, à l’intérieur de ce même atelier pas encore saccagé par le pogrom. Il a un visage de sénateur ou de professeur, bref, d’intellectuel. D’après la tradition familiale, il a été extrêmement contrarié quand sa fille Maroussia s’est lancée dans le mouvement révolutionnaire. Il est vrai que cela ne l’a pas empêchée d’entrer dans la troupe d’un théâtre de province, et ses photos de scène sont toujours dans la famille. Ensuite, elle s’est prise d’engouement pour Isadora Duncan et ses méthodes, elle a dirigé elle-même une troupe de danseuses aux pieds nus et, à la fin des années vingt, elle enseignait la danse rythmique au conservatoire de Kiev. Elle n’a jamais été membre d’aucun parti, car elle était profondément bohème par nature, mais jusqu’à la fin de sa vie, elle se qualifiait de « bolchevique sans carte du parti ». Elle méprisait tout ce qui était bourgeois, elle était très pauvre, élégante et pleine d’esprit, mais malheureusement, elle a été victime d’un profond traumatisme. Si elle a toujours supporté sa pauvreté facilement et même avec un certain chic, elle a très mal vécu l’arrestation de son mari et les années de persécutions dont elle fut l’objet en tant que « femme d’un ennemi du peuple ». C’était un stigmate social terrible, qui lui a fermé les portes du monde du théâtre et de l’art. De tous ses talents, il n’y en a qu’un seul qu’elle a pleinement réalisé, c’est son talent de lectrice. Elle était extrêmement sensible à ce qu’elle lisait et, bien que nos goûts fussent différents, c’est elle qui m’a fait connaître Hamson, Bounine, Prichvine. Je crois que c’est d’elle que je tiens ma passion pour la lecture. Elle a vécu jusqu’à un âge très avancé. Les dernières années, elle perdait la vue, et sa seule peur était de devenir complètement aveugle, de ne plus pouvoir lire. Elle est morte un livre entre les mains.
Pour finir, quelques mots sur celui à qui je dois mon nom, mon grand-père Jacob Samuilovitch Oulitski. Je ne l’ai vu qu’une seule fois, en 1954. Il a été arrêté pour la première fois en 1933, et a passé sa vie dans les camps jusqu’à la mort de Staline, avec quelques intermèdes. Quand il a été libéré (à l’époque, il n’était pas encore complètement réhabilité), il n’avait pas le droit de vivre dans les grandes villes. Lorsqu’il s’est rendu à Kalinine où il avait été domicilié, il a passé une soirée chez nous, en transit. J’avais onze ans. Je me souviens vaguement de lui.
Je savais que c’était un homme d’une grande culture, très intéressant, et qui n’était pas étranger au monde de l’écriture. Il y a relativement peu de temps, un de mes amis, un biographe et un chercheur célèbre, a retrouvé des livres de lui. Juste trois : le premier sur la démographie en Russie, publié avant la révolution, le deuxième sur la théorie de la musique, et le troisième sur l’organisation rationnelle de la production. Mon fils aîné, qui est diplômé de l’école de commerce de l’université de Columbia, a été ravi de trouver un collègue en la personne de son arrière-grand-père.
Cette grande lectrice qu’était ma grand-mère Maroussia croyait au communisme et à la génétique. Elle est morte avant que j’aie terminé mes études de génétique à l’université de Moscou. Et bien avant que l’on me chasse de l’institut de génétique générale en raison de mon amour pour la littérature interdite. Pour la liberté de lire. Mais c’était l’air que nous respirions. « Un air volé », comme disait Mandelstam.

Bien des choses ont changé depuis le temps de ma jeunesse. Le mirage du communisme qui hantait l’Europe s’est dissipé, comme c’est souvent le cas des mirages, et la génétique, après avoir subi une période de persécution dans notre pays, est à présent réhabilitée. 
Mais la lecture, comme autrefois, reste un trésor qu’aucun pouvoir ne peut nous enlever. Tous ceux qui le souhaitent peuvent, comme Sonietchka, plonger la tête la première « dans des profondeurs exquises, des allées sombres et des eaux printanières… »